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Jojo, Bobo et le piano.

Histoire écrite en atelier "partagé" avec mon amie de coeur Safiya. http://www.femmesdebretagne.fr/tag/safiya/ Merci à elle d'avoir trouvé le moyen de me faire me positionner par rapport à la "suffisance"


« Bonjour ! Je m’appelle Jojo ! Je suis grand, je suis beau ! Et je tiens à le rester ! Mon métier ? Jouer du piano ! Agilité, dextérité, sensibilité ! Je les mets tous à mes pieds ! Mais voilà, j’ai un défaut : parfois, je ne suis pas rigolo. Je fais le malin, mais je sais bien que sous mon sourire finaud, je peux avoir le cœur sec et la dent dure. Et au quotidien, je ne suis pas forcément… jojo…Et donc, un Jojo qu’est pas jojo, ça ne va pas, mais pas du tout. C’est même enquiquinant. Ça se croit tout permis. Ça prend toute la place. Faut qu’y’en ait que pour lui. Et du coup, moi, Jojo, je la joue finalement trop souvent solo. Alors qu’au fond, tout au fond, mon désir est de pouvoir jouer à 4 mains et d’être en duo de cœur et de main avec un complice pour tous les jours et tous les airs. »




Jojo qu’était pas jojo et se la jouait solo était donc là ce soir-là l’esprit tourneboulé, les mots en folie, et les mélodies enchevêtrées. Tout d’un coup, le téléphone sonna et il entendit : « Allô ! Allô ! Jojo le pas jojo ? J’ai besoin de toi ! J’ai besoin que tu viennes ! Oh ! C’est pas grand-chose, hein, mais j’ai besoin que tu viennes ce soir t’asseoir à côté de moi pour tourner les pages de ma partition. » « Pfff !! » se dit Jojo le pas jojo, « Moi, celui qui les mets tous à mes pieds avec mon agilité, ma dextérité, ma sensibilité, je devrais accepter d’aller m’asseoir là-bas, à tourner les pages, juste à lire et à écouter, pendant que l’autre Bobo un peu fada égrène ses valses plan-plan à 3 temps, qui ronronnent comme un moulin à vent et ne valent pas mieux qu’une rengaine à la « Meunier tu dors ! » Jojo le pas jojo resta pensif et soupira.Cette nuit-là, s’il voulait quitter son ghetto de star à la noix de coco, il allait devoir passer incognito. Alors ça, c’était pas du gâteau. Lui qui était persuadé que son talent au-delà de tout niveau le faisait connaître de tous les coins rococo, il allait devoir trouver un moyen de se faire discret, très discret. Rendez-vous compte : si jamais le public fixait son attention sur lui et son habileté visible même en tournant les pages, alors, ça en serait cuit pour Bobo. Et pour une fois que quelqu’un venait vers lui et lui proposait de rester à côté de lui un peu plus longtemps qu’une mesure et un soupir, il devait pas trop faire son crapaud.

Jojo le pas jojo rappela donc Bobo le fada et lui dit qu’il serait là. Il s’habilla comme de coutume, et à l’auditorium se présenta. Bobo le fada un peu nerveux était déjà là ; mais il n’était pas tout seul. Son prof se tenait près de lui, le sourire gentil. Il le regardait l’air confiant, et pétillant, lui faisait répéter les mouvements avec des gestes élégants. Il lui murmurait des encouragements à aller de l’avant. Quand Prof vit Jojo se pointer, il grimaça, d’un air soucieux. Il s’approcha de lui et d’une voix ferme et posée, l’enjoignit d’ôter la cravate et de tomber la veste. Il lui passa aussi un peu de gomina pour que ses cheveux se plaquent à plat. Jojo cette fois ne protesta pas et suivit le geste décidé de Prof qui l’expédia s’asseoir seul dans le noir devant le piano.

Soudain le rideau se leva ; la lumière l’éblouit et en applaudissements le public rompit. Bobo le fada se présenta, salua et s’installa. Il commença et la mélodie s’envola. Du menton, il fit un geste à Jojo car très vite au bout de la portée il arriva. Mais Jojo déboussolé n’avait rien écouté et Bobo le fada dut continuer sans se repérer. Il ne cessait de hocher la tête et du menton s’agiter, mais Jojo ne réagissait toujours pas. Bobo le fada dut s’arrêter, suspendre son entrain et se tortiller les mains. Il fit silence, se leva, se dirigea vers le public et annonça : « Chers amis, aujourd’hui, je ne suis pas très bien. Je suis très impressionné et il y a beaucoup de nouveautés. Je vous prie de m’excuser. Laissez-nous quelques minutes et nous allons recommencer. » Le rideau se referma.


Prof était consterné mais pas désespéré. Il s’adressa à Jojo et lui dit : « Je comprends que tu n’es pas habitué. Respire, tout va bien se passer. Nous serons tous très heureux que ce concert reprenne et se termine bien.  As-tu besoin que nous t’aidions à quelque chose ? » Jojo était interloqué : c’était la première fois qu’on le traitait si bien et qu’on ne le renvoyait pas comme un chien pour une erreur ou une absence de soutien. Son cœur s’attendrit, son cœur se fit penaud ; et son air parfois si crétin se changea soudain en une expression comme de satin. Il laissa échapper une larme et un mot inattendu, que dis-je… inespéré : un «pardon » qui de sa timidité et sa sincérité mélangées emplit du théâtre tout l’espace.La pause prit fin.Jojo retourna dans le noir s’asseoir. Cette fois attentif et attentionné. Bobo le fada put aller jusqu’à la fin de son interprétation ; le public montra sa joie du succès par un déchaînement de cris et de sifflements admiratifs et passionnés.


De retour dans les loges, Jojo le pas jojo dut se mettre dans un coin, tellement il y avait de monde se bousculant pour venir féliciter Bobo le fada. Mais ce dernier fit attendre ses visiteurs.  Il leur dit :« Mes amis, mes amis, un instant, s’il vous plaît ! Juste un petit moment ! »Il se retourna et fit signe à Jojo de s’approcher : « Je vous présente Jojo. D’habitude, c’est lui qui est au clavier mais aujourd’hui, il a accepté de m’aider et de me laisser le banc du succès. Aussi, je tiens à le partager avec lui, car un peu comme au rallye, un pilote n’est pas grand-chose sans son co-équipier. Ainsi Jojo, je te remercie sincèrement d’avoir répondu à mon appel et d’avoir accepté d’être à mes côtés » Jojo, toujours habitué à répondre du tac-au-tac fut surpris par cette nouvelle pause et découvrit qu’il n’avait nul besoin de commenter, ni rien à rajouter. Il s’inclina simplement et savoura la joie d’avoir contribué au bonheur d’autrui.


Ce fut au tour de Prof de s’approcher et de déclarer : « Bobo, tous tes amis ici présents et moi-même sommes heureux de te voir aujourd’hui fier d’avoir accompli ton défi et d’avoir su dépasser toutes tes difficultés, des plus personnelles aux plus contextuelles ! Tu as réussi à faire remplacer au pied levé ton associé avec qui tu avais partagé tous ces mois de longue préparation et qui au dernier moment a eu un empêchement majeur. Et toi Jojo, je te remercie sincèrement d’avoir sur mettre en sourdine tes attentes et prétentions habituelles pour te ranger aux côtés de Bobo afin de le laisser briller. Nous sommes tous conscients ici que vos répertoires sont différents et que vos publics apprécieront des choses différentes de vous. Et si tu le veux bien, je suis disposé à vous montrer à tous les deux une autre façon de jouer, moins technique, moins virtuose, mais plus spontanée et qui offre d’autres sonorités.»

Jojo n’en croyait pas ses oreilles ; lui qui se croyait arrivé venait de découvrir qu’il avait encore d’autres domaines à explorer. Sa curiosité fut piquée et son goût pour la nouveauté réveillé. Ils se retrouvèrent donc le lundi suivant tous les trois dans cet espace un peu désuet et vétuste, au parquet craquant et à l’odeur de craie de cette école de musique de quartier. C’était loin du luxe que Jojo côtoyait et consommait presque sans s’en rendre compte des cours privés aux salons calfeutrés.

Prof était arrivé en premier et tous deux attendirent Bobo en silence. Celui-ci entra d’un pas alerte et enthousiaste, l’œil vif et la mine interrogative.« Alors Prof ! Quel est donc ce domaine, cet univers où vous voulez nous emmener ? » Prof sourit. Il aimait l’innocence de Bobo qui d’une certaine manière portait bien son surnom puisqu’il était accompagné par une fée espiègle et rieuse, qui le menait par le bout du nez vers des projets tous plus improbables les uns que les autres. Et Bobo s’en acquittait, avec dévouement et application, et toute la générosité dont il disposait.


« Voilà, dit Prof. Je vais vous faire jouer ensemble, mais pas tout à fait du piano. » Jojo réprima un mouvement de panique, sentit son être flageoler et son air d’assurance se fissurer. Il attendit la suite, prêt à bondir, nerveux comme un tigre. Un silence lourd et asphyxiant décuplait le suspense.

« Voilà, dit Prof, au lieu de jouer avec les mains, vous allez jouer avec les pieds » Jojo manqua de s’étouffer alors que Bobo écarquilla les yeux. Ils se voyaient tête en bas, allongés sur le dos, les genoux repliés en équerre et les orteils sur le clavier. Prof sourit. Jojo n’en pouvant plus, rouge d’apoplexie, frisant la crise cardiaque, se mit à mi-grogner mi vociférer : « Je ne me plierai pas à ce ridicule !!! J’ai travaillé des années et des années durant pour en arriver là où j’en suis ; il est hors de question que je ruine tout cela sur la fantaisie d’un…. d’un… sauf votre respect…. professeur de quartier mal famé !!! »


Bobo, lui, avait déjà enlevé ses chaussures et commençait à contempler ses orteils. Il se rendit compte que certains étaient en crochet, que d’autres étaient trop petits pour pouvoir atteindre une touche de clavier, et restait perplexe…Perplexe, mais confiant.


Prof sortit un instant et revint avec un grand rouleau porté à pleins bras. Il le déroula et l’étendit sur le sol. Sur le tapis, des ronds de couleurs. « Voilà, dit Prof. À vous de jouer ! » Bobo fut le premier à se lancer et à chercher à comprendre. Bientôt, il parvint à faire sortir quelques notes du tapis magique. Jojo se félicita de n’être pas allé jusqu’au bout de son propos, respira, fit une pause, observa un moment les déplacements de Bobo. Celui-ci commençait à prendre plaisir à créer des bribes de mélodies mais elles restaient parfois incomplètes car les ronds de couleur étaient trop loin, hors de sa portée. C’est alors que Jojo comprit le rôle qu’il pouvait jouer et que c’est en dansant avec Bobo en rythme, en écho et en miroir avec lui qu’ensemble, il pourraient construire des lignes musicales aussi amusantes qu’agréables et surprenantes.


Étant resté en retrait, Prof jubilait de satisfaction. Jojo et Bobo s’en donnaient à cœur joie et riaient aux éclats. Plutôt que de se prendre les pieds dans le tapis, ils avaient trouvé comment se compléter en laissant agir la magie du monde à l’envers. C’était donc désormais pied contre pied, main dans la main, tantôt nez à nez, tantôt dos à dos, qu’ils évoluaient en toute simplicité et complicité.

Bobo, même dans les moments de doute, avait toujours su que ce jour arriverait et qu’ils formeraient avec Jojo le duo de tous les jours et tous les ans que celui-ci attendait… mais Jojo le savait-il ?

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