Le phare de la calèche
- unechouettehistoire
- il y a 4 jours
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Il était une fois une petite fille qui avait un grand coeur et ouvrait tout grand les bras à tout ce qui venait à elle. Il émanait de son petit être comme un rayonnement de joie, d’espièglerie qui réchauffait les lieux où elle se trouvait ou les gens qu’elle côtoyait.
Cependant, cette petite fille aux longs cheveux bruns nattés avait toujours un fond d’air un peu soucieux et sérieux, comme si une énorme silhouette ombrageuse planait au-dessus d’elle.
Cette petite fille allait donc son chemin sans trop de préoccupations. Elle prenait ce qui venait. Appréciait le bon. Et avec le moins bon, arrivait à le tourner, le détourner, ou le retourner, pour qu’il devienne vivable, acceptable, voire même jouable.
Et voici qu’un jour elle rencontre un clown. Un clown qui, un peu comme elle, mais à sa manière, a l’art des facéties pour faire rire et mettre de la bonne humeur. Le clown l’invite dans sa roulotte. Ensemble ils passent une soirée délicieuse, malicieuse, joyeuse. À l’arrivée de Morphée, le clown assure à la fillette qu’elle peut rester chez lui autant de temps qu’elle le souhaite. Elle s’y endort alors, paisiblement, heureuse et confiante d’avoir trouvé un si bon ami.
Au lendemain, elle ouvre les yeux et n’a même pas le temps de s’étirer qu’Ô surprise ! Que voit-elle ? Mon Dieu ! Son visage se fige, sa gorge se serre, son corps se paralyse. Le paysage au dehors de la roulotte a complètement changé ! Le clown, sans avis, ni préavis, avait attelé les chevaux et parcouru plusieurs lieues jusqu’en rase campagne, jusqu’au milieu des champs les plus déserts, jusqu’au cœur des friches les plus abandonnées.
Le ventre noué, les sanglots enroués, le petite fille interroge celui qu’elle avait pris pour ami : « Où sommes-nous ? Pourquoi m’as-tu amenée jusqu’ici ? » Un sourire affûté et étincelant lui répond :« Mais parce que tu es une petite fille trop curieuse et qui voulait voir du pays !» Et le clown lui caresse les cheveux. Interloquée, peut-être même disloquée, la petite fille s’agite et gigote. De sa bouche sortent des « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » entremêlés de terreur et de lamentations.
Débouté par tant d’indocilité, le clown ouvre la porte de la roulotte et jette la petite fille dans la boue. Se plaçant à l’avant de la roulotte, il fouette la croupe de ses chevaux et s’en va sans un mot de plus.
La petite fille, tout éberluée, voit la roulotte s’éloigner dans l’immensité des prés jusqu’à ne plus devenir qu’un point noir dans le fin fond de son champ de vision. Elle reste là, comme figée, couverte de boue, dans le froid du matin, et en larmes.
Les heures passent, et elle reste là. Le soleil amorce sa course, et elle reste là. Le vent la malmène, et elle reste là. La pluie la glace, et elle reste là. L’éclair la menace, et elle reste là.
Alors, grelottante de faim, de froid et de terreur, la petite fille se met à marcher, marcher, marcher, sans trop savoir où elle va. Elle erre, de droite et de gauche. À chaque croisement, elle prend le chemin qui lui semble le plus rassurant. Sans savoir s’il l’est vraiment, s’il s’agit d’un chemin-clown, ou d’un chemin-vrai. Sans savoir si au bout, il y a le bon port, le bon col, celui qui ouvre l’espace vers la vallée de son chez elle.
La petite fille aux nattes brunes met un pied devant l’autre, sans savoir s’orienter. Elle perd à chaque choix de chemin un peu plus de ses forces. N’en pouvant plus, elle finit épuisée par se blottir dans les racines d’un arbre, où petit à petit, elle laisse le froid l’engourdir à nouveau. Son esprit s’envole dans des vagues qui le font rouler d’un bord à un autre, dans des nappes de brumes blanches et denses, dans des ondes troublantes et hallucinantes.
Soudain, elle sursaute.Ses paupières s’ouvrent. Elle écarquille les yeux. Devant elle, un homme. Ni trop jeune, ni trop vieux. L’air soucieux. Avec un drôle d’instrument collé aux oreilles d’un côté, et sur sa peau à elle, de l’autre.
L’homme lui sourit : « Tout va bien. Tu es en sécurité, maintenant. Et je sais que ton cœur va bien aussi. »
« Comment pouvez-vous en être certain ? Et d’abord, qui êtes-vous ? »
« Je suis le Docteur Maprauchepas, de la ville qui est à deux pas d’ici. En faisant la tournée de mes malades, je t’ai vue, là, au pied de cet arbre, seule et recroquevillée, comme un animal blessé. Je me suis arrêté, et j’ai vu, par bonheur, que tu étais en vie. Et ça, ça s’appelle un « stéthoscope ». Ça sert à vérifier que le rythme de ton cœur est bien régulier et que ta respiration est dégagée. Maintenant, si tu veux, je t’emmène avec moi, pour qu’à la prochaine maison, on puisse te donner une bonne soupe chaude, de quoi te changer et te requinquer. Après, si tu veux, tu pourras me raconter ce qui t’a fait arriver jusqu’ici. »
C’est en silence qu’ils se rendent jusqu’à la maisonnée suivante. Là, le médecin confie la petite fille aux bons soins de la maîtresse des lieux. Il la retrouve quelques instants plus tard, après avoir pris soin de son patient. Elle a repris quelques couleurs, ses pommettes sont rosées, une étincelle de lumière accepte de rebriller dans ses yeux.
Le Dr Maprauchepas prend le temps de s’asseoir à côté d’elle et d’écouter toute l’histoire. Entre attendri et choqué, il demande à la petite fille si elle veut que « Justice soit faite ».
Un air soucieux réapparaît sur le visage de la fillette :« Une part de moi aimerait bien que ce clown disparaisse à tout jamais pour ne plus jamais avoir l’occasion de faire de mal à aucune petite fille. Plus aucune. Plus jamais. Une autre part de moi espère malgré tout que ce clown puisse changer et apprendre à faire autrement. Ce qui est sûr, c’est que j’aimerais ne plus rencontrer d’êtres qui font comme lui et ça, je ne sais pas comment faire ! »
Attendri et solidaire, le Dr Maprauchepas se met à réfléchir. À réfléchir encore. À réfléchir longuement. Un silence intense et plein s’installe. Un silence comme un nuage d’orage qui grommelle. Un silence comme un nuage de fumée qui précède l’étincelle. Un silence comme un nuage de lait qui éclaire et adoucit.
« J’ai une idée ! » dit le médecin.« Je vais t’offrir un stéthoscope ! Et tu vas devenir mon assistante ! Je vais te montrer comment on écoute le cœur des gens, ainsi tu sauras très vite si ce sont des êtres de bon cœur, ou pas ! » La petite fille applaudit et bondit sur ses pieds.
Au fil des semaines qui passent, la petite fille apprend vite. Elle fait des diagnostics de plus en plus rapides, et de plus en plus précis. Tellement, que le Dr Maprauchepas commence à en prendre ombrage. Il lui parle de moins en moins. Et il est même tenté d’inventer une raison pour confisquer à la fillette son stéthoscope. Or celle-ci a pris de l’assurance. Elle a même compris qu’elle n’a plus besoin de poser le stéthoscope à même la peau des gens : elle est capable d’entendre battre leur cœur de loin !
C’est ainsi qu’elle perçoit le trouble du Docteur et qu’elle commence à craindre qu’un jour ou l’autre, il ne fasse comme le clown : ouvrir la porte et la laisser dans la boue. Mais, comme cela était contraire au serment d’Hypocrate, le Docteur devait hésiter et préférait plutôt créer le piège de la morosité silencieuse.
Morosité silencieuse. Silence morose. Soupir. Morosité silencieuse. Silence morose. Lourdeur. Morosité silencieuse. Silence morose. Brouillard. Épaisseur du brouillard qui déforme les formes et les sons. La corne de brume fait ici « Bêêê » et là-bas « Meuuh »
La petite fille, résolue à retrouver la délicatesse de présence éprouvée aux premiers jours auprès du Docteur, cherche une solution. La nuit, elle ne peut fermer l’œil. Son esprit tourne, retourne, contourne, détourne les contours et obstacles de la situation. Tant et si bien, qu’elle n’y voit plus rien.
Elle se lève et se rend près de la calèche du Docteur. Allume le phare. Machinalement, elle se distrait avec des mouvements de mains. De gestes rythmés à des volutes arrondies dessinées dans l’air, en passant par l’imitation de petites bêtes poilues, à pattes, à bec ou à plumes. Elle se laisse prendre à son propre jeu de se représenter elle, puis elle représente le Docteur. Finalement, elle se lance dans une sorte de pièce de théâtre dont les personnages se projettent en ombre sur le mur de la grange. Tout d’un coup, elle entend : « Je te demande pardon ! »
Interloquée, mais pas disloquée, cette fois, la petite fille se retourne. Le Docteur est là, qui l’observe depuis un moment déjà. À la fois surpris et bouleversé par l’histoire que la petite fille venait de faire dérouler sous ses yeux, il n’a pas pu réprimer son élan. Plus calme, plus conscient de ses mots, il répète : « Je te demande pardon. » La fillette lui sourit. « Merci ! » D’un geste, elle l’invite à s’asseoir à côté d’elle. Et ensemble, ils poursuivent l’histoire des ombres sur le mur.
Ils sont là, assis au pied de la calèche, à créer ensemble de nouvelles vies au travers des ombres projetées sur le mur. Ils commencent à trouver une sorte d’entente et de complémentarité, chacun pouvant rebondir sur les éléments apportés par l’autre et à faire se dérouler, s’expanser une dynamique porteuse, joyeuse, généreuse.
Soudain, un énorme « CRAC », suivi d’un « BOUM » puis d’un « PAF » emplit et assourdit tout l’espace de la grange. La calèche amorce un mouvement lent mais inexorablement inarrêtable. Surprise par l’avancée pesante de la calèche, la petite fille reste comme pétrifiée. Le Docteur, quant à lui, est assis de telle manière que malgré d’intenses et désespérés efforts, il ne parvient ni à ranimer ni à bouger sa jambe envahie de fourmis dévoreuses, et encore moins à se relever.
Placée en plein sur la trajectoire de la roue métallique de la calèche, sa jambe ne pourrait pas en réchapper si elle était atteinte. Et ce n’est qu’une question de compte-à-rebours pour que son membre ne finisse écrabouillé et transpercé par les clous crampons du cintre. Il gigote, gigote, mais reste bloqué. Il crie, crie, mais la petite fille reste pétrifiée. La calèche approche, approche, et la lumière de son phare sur le mur grandit, grandit.
Un autre bruit soudain fait sursauter la petite fille. « CLING, CLING, CLING, CLING » Le phare à l’avant vient de cogner un manche d’outil oublié là, négligemment. Son verre protecteur vient d’éclater dans ce « CLING » prodigieux. La petite fille recouvre une partie de ses esprits et voit toute la scène comme au ralenti : LA CALÈCHE – LA ROUE – LA JAMBE – L’AMPUTATION – LE DOCTEUR BOÎTEUX
Cela lui fait tellement mal à l’intérieur que son cœur cogne dans sa poitrine. Serré d’horreur, il bondit jusqu’au bord de ses lèvres :
« STOOOP ! »
Les mains en avant, elle hurle de toutes ses forces.
« Calèche, STOOOP ! Je t’ordonne de t’arrêter ! »
Juste à ce moment-là, Mesdames et Messieurs, vous le croirez, peut-être bien, ou peut-être pas, il a été scientifiquement prouvé que s'est produit un mouvement suspendu dans l’allure de la calèche. Cela s’est passé le temps d’un soupir, d’une brise fraîche, d’un frisson sur la peau. Autant dire, moins de temps qu’il n’en faut à un cil pour faire cligner l’œil. Une fraction de temps néanmoins suffisante pour que la petite fille s’empare de son stéthoscope et de celui du Docteur. Elle les entrecroise, fait un nœud en huit bien calé par les embouts d’auscultation. Elle se baisse au niveau des essieux et des moyeux sous la calèche. D’un geste adroit et ajusté, elle lance l’élastique à deux têtes sur les ressorts à l’intérieur de la roue.
Elle attend.
Le cœur battant.
Elle voit la gomme s’aplatir entre pignons et biellette. Les fourches brinquebalantes des stéthoscopes semblent comme électrisées. Leurs silhouettes tressaillent sous des impulsions telles qu’on aurait dit des squelettes épileptiques. Une sorte de gémissement se fait entendre. L’essieu commence à renâcler dans sa rotation. Puis, dans un cliquetis de castagnettes, les fourches s’effondrent au milieu des rayons de la roue qui s’immobilise sous l’entrave et renonce à sa course folle.
La petite fille pousse prestement une botte de foin devant la face cloutée du bandage et se précipite aux côtés du Docteur Maprauchepas. Ils restent enlacés longtemps, longtemps. Le Docteur caresse les cheveux de la petite fille et lui chuchote à l’oreille « Merci, merci, merci ».
Et si la suite vous voulez connaître,
Des péripéties du Docteur, du Clown et de la Fillette,
Faites appel au forgeron qui saura forger
Un beau destin au jeu entre l’Amour et le Hasard.
Sophie Bédourède en écriture partagée avec Safiya Cotonnec
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