top of page
Photo du rédacteurunechouettehistoire

Les larmes d'Eiko


« Eiko broutait. Il broutait lentement ; il avançait lourdement en suivant les points d’enracinement des plantes. Il les arrachait résolument, bien que pensivement.

La prairie n’allait bientôt plus satisfaire sa faim. Ces derniers temps d’ailleurs, sa couche de graisse avait diminué, discrètement mais inexorablement. Ses réserves s’étaient amenuisées. Sans un coup du sort, ou le fouet d’un revirement, Eiko se trouvait sur le point de s’éteindre là, le sol étant de plus en plus caillouteux et sablonneux.

Il faisait des siestes fréquentes mais dormait mal : il se tournait et retournait et il soulevait des nuages de particules qui flottaient alors tout autour de lui comme des bribes de rêve ou des échantillons d’image.

Il paraît qu’il voyait sa grand-mère Sirène tenant tout près d’elle son enfant. Avec tendresse, elle lui chantait nostalgique le destin de ses ancêtres. Elle lui racontait comment ses grands-parents éléphants avaient dû s’exiler ; quitter leur terre et s’adapter à leur nouveau milieu.

Pour vivre sous l’eau, ils avaient dû serrer tellement fort leurs jambes arrières l’une contre l’autre en y enferment leur queue, que tout l’ensemble s’était transformé en une unique nageoire, longue et plate. La seule qualité qu’ils avaient pu conserver de cette partie de leur anatomie, c’était une force d’élan et de rebond, une souplesse de ressort, précieuse dans les moments les plus critiques. Ils se sont retrouvés à ras-de-terre puisqu’ils avaient également dû perdre leur trompe. Leur nourriture n’était plus aérienne du tout, leur trompe devenait un handicap. Ceux de la famille qui y étaient restés attachés étaient entravés dans leur mouvement ; ce long nez s’obstinait à s’enrouler autour de la jambe qui leur restait, ou bien à s’entortiller autour de leurs pattes avant. Du reste, c’était comique de les voir si patauds. Certains ont eu la chance d’une mémoire plus limitée. Ils ont pu raccourcir leur trompe rapidement. Ils regardaient donc les autres en souriant gentiment, en riotant discrètement, en riant ouvertement, en rigolant franchement ou en ricanant avec une insolence démesurée… c’était selon…

On aurait dit que la grand-mère d’Eiko en était chagrinée, même si elle faisait tout pour ne pas pleurer. Elle avait appris, de façon abrupte, que les larmes étaient dangereuses. Parce que son père en avait laissé couler une, ou une de trop, allez savoir, il avait été saisi, capturé et mis à mort devant elle, sous ses yeux. De peur, elle ne pleurait plus jamais.

Eiko se réveilla en sursaut. Quelque chose s’était accroché à son dos. C’était encore un de ces rémoras, un de ces poissons-ventouses. Il aimait bien leur compagnie, mais il devait être vigilant. Il savait que ceux qui avaient ravi l’être cher au cœur de sa grand-mère les utilisaient, de manière insidieuse, pour arriver jusqu’à lui.

C’est depuis ce grand malheur d’ailleurs que l’interdiction de pleurer a frappé et façonné les esprits dans sa famille. Mais lui, Eiko, il nous intéresse car il ne peut pas s’en empêcher. Cela lui sort comme ça, tout seul, avec une aisance déconcertante, et même embarrassante. Quand il chante, on pourrait même entendre ce murmure en arrière-fond « je pleure pour tous ceux qui ont dû s’en cacher ». Attention ! Eiko est bien conscient et du danger de pleurer, et du danger que peuvent véhiculer les rémoras autour de lui. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’il a du mal à se reposer : il doit rester très attentif au moindre signe étrange. Il sait pertinemment qu’un rémora avec un fil à la nageoire, c’est un piège fatal assuré pour lui. Alors, il garde toujours un œil ouvert et reste sans cesse sur le qui-vive. Au moindre geste suspect, il fait un roulé-boulé, une vrille avec sa puissante nageoire et vérifie qu’aucun lien à la noix de coco n’a été disposé autour de lui. Mais, nous en sommes sûrs, cette vigilance constante, associée à la disparition de l’herbe de la prairie, devient de plus en plus difficile à vivre.

Pour l’instant, comme il ne voit rien dans son environnement qui peut lui suggérer une envie de changement, il cherche au fond de lui. Il laisse des questions lui effleurer l’esprit, genre … si mes ancêtres sont passés d’éléphants à dugongs, puis-je faire le mouvement inverse, ou bien même un autre ? Alors, il écoute attentivement toutes les voix qui surgissent de sa mémoire d’ancien éléphant. Souvent, ça l’assaille de toutes parts, et cela lui suggère des histoires toutes plus vraisemblables les unes que les autres. Cela le fait à la fois frémir d’effroi et frissonner de tendresse. Il a voulu s’y retrouver dans tant de diversité et de variété et mettre de l’ordre dans tout ce pêle-mêle.

Étant donné qu’il sert souvent de taxi ou de facteur aux poissons-ventouses, il s’est dit que pour une fois, il pourrait bien leur demander un coup de pouce. Ils pourraient l’aider dans son classement en retenant près d’eux grâce à leur capacité d’accroche toutes les histoires qui auraient un point commun. C’est ainsi qu’il a commencé à voir plus clair et à discerner à quel moment le cours de la vie avait basculé chez les Éléphant-Dugong. Il s’est donc concerté avec ses hôtes et a demandé à chaque poisson-ventouse d’accrocher sur lui en des endroits différents tous les chapitres d’existence qui avaient entre eux une quelconque ressemblance.

Cela a pris du temps, pour ne pas dire un temps certain… Eiko est enfin parvenu à discerner des tendances dont il a baptisé les rémoras pour mieux se repérer. Il a observé que ces tendances semblaient elles-mêmes dépendre les unes des autres : le Rémora-Colère étouffait le Rémora-Chagrin ; le Rémora-agressé se cachait derrière le Rémora-attaque, et le Rémora-cuirassé en imposait volontiers au Rémora-retranché. Eiko a vu se dessiner sous ses yeux comme l’organisation d’une bataille bien rangée, une bataille en bonne et due forme. Deux lignes de Rémora, face à face, qui auraient pu jouer aux cartes : « Vlan, prends le Roi de Pique ! » « Eh bien, tiens, voilà l’As de Carreau ! »… jusqu’à épuisement du stock… Enfin, vous devez bien connaître.

Eiko a paru perplexe et s’est remis à brouter un peu : il n’avait pas l’air d’avoir grand appétit cette fois. C’est vrai que malgré son surnom de vache, il n’en a pas trop l’estomac, et n’est pas habitué à ruminer. Il n’en a pas non plus la peau, même si à cause des hélices de bateaux qui sillonnent désormais les océans de plus en plus souvent, il a dû s’endurcir de quelques cicatrices.

Eiko s’est bientôt rendu compte qu’une inégalité de forces avait été à l’origine de la sur-adaptation de ses ancêtres Eléphant. Que face au déferlement inattendu des hostilités, ils n’avaient eu d’autres possibilités que de se transformer et de s’éloigner, pour vivre quelques temps en paix et dans une relative sécurité. Là, le défi lui est apparu soudain grand, énorme, insurmontable presque : telles que les choses s’esquissaient devant lui, il allait devoir changer le cours de l’histoire, à lui tout seul, et au risque qu’elle se répète.

Il faut dire que ça l’a accablé ce poids. Nous avons vu ses épaules se voûter ; on aurait dit qu’il était envahi par une sorte d’épuisement car il a sombré dans un sommeil lourd, très lourd. Son corps est resté là, immobile, indifférent aux sollicitations des rémoras ; physiquement affaibli par la disette des mois passés, il a même commencé à dériver lentement, porté par des courants froids, sombres et profonds. Il n’y avait plus que la mélodie lancinante et mélancolique de son souffle pour l’entourer, l’envelopper, l’emmailloter… À le regarder, il ressemblait à sa Sirène de grand-mère, dont la réputation, comme vous le savez certainement, n’est plus à faire auprès des capitaines de navires, frégates et autres caravelles… Méfiance, prudence, vigilance, et même rejet et malédiction… Voici ce qu’elle avait fini par inspirer avec la triste beauté de son chant !

Eiko dort donc profondément, si profondément que son esprit de capitaine semble lui aussi avoir suivi le chant de sa grand-mère. Sans doute s’est-il vu assis tout contre elle, à écouter le destin de ses ancêtres. Malgré son cœur lourd, elle devait garder en elle l’espoir qu’un jour heureux viendrait, un jour où la découverte ne serait plus conquête, mais échange ; la cohabitation, partage au lieu de clivage, et le discours ouvert aux voix multiples pour des sonorités colorées et riches en accords.

Vu ce qui s’est passé ensuite, la grand-mère a dû se taire et tourner son visage vers Eiko en lui disant : « Souviens-toi de ton nom et fais-le résonner ». Eiko s’est réveillé et a commencé à répéter en boucle « Dugong, dugong, dugong ». Il avait l’air dubitatif mais absorbé. Tellement absorbé qu’il n’a pas vu s’approcher de lui un être qui lui ressemblait. Le visiteur était un peu plus fin et agile que lui ; il avait la même forme de queue ; les mêmes nageoires avant… et un nez… un nez… presque un cap… non, pas une presqu’île… c’était trop terrien… des yeux pétillants et vous l’aurez compris… de l’humour, beaucoup d’humour !

Il s’est adressé à Eiko : « J’ai entendu sonner un gong par ici. C’est toi ? » « Euh… oui … Enfin, je crois ; c’est mon nom. Je m’appelle Eiko Dugong » Le visiteur a plaisanté « Ça sonne bien !! » Eiko un peu gêné a répondu « Et vous… qui êtes-vous ? » «Néo ! Néo Dauphin ! Je t’ai trouvé grâce à mon sonar. » Ils n’ont pas pu réprimer un rire complice. « Ça n’a pas l’air d’être la grande forme, Eiko ; je me trompe ! » Eiko a dû être renvoyé au sort de ses ancêtres car il est resté silencieux à fixer du regard la prairie presqu’entièrement désherbée. « Ah, je vois » a soupiré Néo. Eiko a balbutié, timidement : « Je me suis endormi en me demandant ce que je pourrais bien faire et dans mon rêve, ma grand-mère est apparue en me disant « Fais résonner ton nom ! » J’étais en train d’essayer de comprendre quand tu es arrivé » « Ah ! C’est que ça doit fonctionner, alors ! » « On dirait… j’étais juste en train de répéter « Dugong, Dugong, Dugong » » « Tu ne le sais donc pas ? Écoute, je vais te partager un secret… Si tu répètes … » Néo s’est approché de l’oreille d’Eiko… puis s’est éloigné joyeux, jovial et joueur »

« Et Sire, votre serviteur ne peut pas vous en dire plus… je n’ai pas pu entendre ! ». Le Roi frustré de ne point avoir le fin mot manda quérir Eiko, vivant.


***

Eiko semblait bien au bout du rouleau... Que va-t-il se passer pour lui désormais ? Le changement ne dépend-il que de lui selon vous ? Que pensez-vous de sa méthode ? Auriez-vous des pistes à lui suggérer ? Merci de vos partages en commentaires.

*** Une part de vous s'éveille et a besoin de trouver de l'apaisement ? Peut-être pourriez-vous la lui offrir en lui proposant une pause ou éclairage nouveau au travers de l'une de ces approches ? https://www.sophiebedourede.com/eventail-d-approches Si tel est le cas, je vous accueillerai et vous accompagnerai avec plaisir. À bientôt !

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page